La prison du jugement

J’ai quarante huit ans, je suis célibataire, je n’ai pas d’enfants. Je travaille à mon compte avec de maigres rentrées d’argent, le RSA et mes économies subviennent à mes besoins. Je ne suis ni propriétaire, ni locataire, je vis dans la maison secondaire de mon père isolée dans un village de montagne des Pyrénées Orientales.
En écrivant ces lignes, le mot qui me frappe l’esprit est « pathétique ». Un mot qui vient de la raison, du jugement que je peux m’infliger en résonnance à la comparaison. Les autres ont plus, les autres font plus, les autres possèdent plus. Des phrases issues de mon éducation formant des croyances qui m’empêchent d’être. Parce que si je parviens à interroger mon cœur dans cette intention pure, je suis là où je dois être, là où je veux être. Se départir des croyances limitantes et du jugement insidieux me semble en ce moment être le défi ultime.
Le leurre du "j'avais tout"
Il y a cinq ans, j’avais tout, un appartement, un mari, un travail et une bonne santé. J’étais dans les cases attendues à la quarantaine, sauf pour les enfants qui n’ont jamais fait partis de mes projets. Un sujet encore à polémique qui n’est pas le but de cette chronique. Je ne pourrais d’ailleurs pas entrer dans tous les aspects émotionnels de ma vie durant ces cinq années en une seule fois tant l’existence ne peut être mise au rang de blanc ou noir.
Ce « j’avais tout » n’était pourtant qu’un leurre qui se révèle. Croire que j’avais choisi ma vie sans suivre les diktats de la société, de mon éducation, de mon entourage est illusion. Mes choix correspondaient à ce que je devais faire, même si certains étaient proches de mes aspirations profondes. J’ai la sensation d’avoir mener une lutte incessante contre les injonctions, un combat épuisant. J’ai fini par baisser les bras, j’ai abandonné et sans en avoir conscience, je suis entrée dans le moule comme un bulldozer emportant tout sur mon passage. J’ai troqué la Célia curieuse de découverte et de changement pour une Célia intransigeante et étriquée. Je me suis perdue dans les méandres du « je dois », « il faut », « être comme les autres ».
Finalement tout est là, « être comme les autres » est un leitmotiv dont nous ne mesurons pas l’impact. Il se cache dans notre cerveau pour étouffer l’âme, la seule qui sait qui nous sommes vraiment. Nous ne sommes pas tous identiques mais à y regarder de plus prés, nos vies se déroulent de manière assez similaire. Les différences de classe sociale, de métiers, de préférences sexuelles, de lieux de vie, etc. ne sont que des caractéristiques matérielles et physiques, elles ne représentent pas ce que nous sommes. Pourquoi ? Parce que nous sommes liés à notre éducation faite d’injonctions et de croyances, à nos peurs, à nos blocages. Être pleinement soi est le voyage de notre existence. Poser un premier pas sur ce chemin est un acte d’amour envers soi.
"Être heureux, ce n'est pas nécessairement confortable"
En démarrant les premières phrases de cet article, j’ai voulu aller plus loin en faisant des recherches sur la notion de jugement en psychologie. Je me suis retrouvée à la médiathèque de mon village, qui, bien sûr, est achalandé à sa mesure, et j’ai parcouru les rayonnages « psychologie », « sociologie » et « philosophie ». Finalement j’ai jeté mon dévolu sur un livre de Thomas D’Asembourg, « Être heureux, ce n’est pas nécessairement confortable ». Relisez bien ce titre, intéressant vous ne trouvez pas ? Mon œil s’est arrêté, interrogatif, j’ai été happée tant je me reconnaissais. Être heureux qui, en somme, est être soi n’est pas confortable dans notre société. Nous faisons attention à notre fonctionnement par peur d’être jugés, sans même nous en rendre compte, persuadés que nos décisions viennent du cœur. L’auteur donne plusieurs exemples de situations qui montrent à quel point le bonheur est considéré avec suspicion. Dansons sans retenue et l’entourage nous verra comme ivre. Rions à pleine gorge est nous serons vu comme folle ou fou. Montrons notre bonheur est nous serons jalousés, voir menteur (-se). Parce qu’être heureux n’est pas acceptable, « On n’est pas là pour rigoler » écrit-il. Alors, on juge avec un prisme de croyance égotique. Mais le jugement étrique. Il étrique celui qui le prononce et celui qui le reçoit. Sans en avoir conscience, nous nous contenons pour coller à la société. Ou si nous n’y parvenons pas, nous tentons d’intégrer des cases. Avez-vous remarqué comme le nombre de « Zèbres », pour employer ce terme qui regroupent un ensemble de personnes aux ressentis et fonctionnements particuliers, a augmenté ? Accoler une étiquette de TDA/H, d’hypersensible, de HPI, permet de rester dans une norme. Nous nous devons d’avoir des comportements, des raisonnements en accord avec la société, si nous sommes en trop grand décalage avec ce qu’on attend de nous, l’étiquette brille. Sur quelle base considère-t-on que les « Zèbres » ont un problème ? Certains diront que je ne peux poser cette question vu les études en psychologie. Pourtant tout est étudié selon la norme, une norme qui n’est plus en accord avec notre évolution. De plus en plus d’enfants sont classés sous cette étiquette, un signe que l’évolution humaine est en marche, il me semble. Outre les « Zèbres », beaucoup de personnes sont qualifiées d’atypique, de « perchées », de différentes et ont des difficultés à trouver leur place dans ce monde. La société devrait ouvrir les portes pour une multitude de fonctionnements, surtout ceux en lien avec l’énergie du cœur. Voilà mon plaidoyer qui est très personnel et n’amène aucune considération basée sur des études cartésiennes ou scientifiques.

Briser les chaînes du "il faut"
Pour en revenir au jugement, nous le subissons depuis notre plus tendre enfance et il est ancré dans notre inconscient en formant des amalgames de croyances qui nous empêchent de vivre pleinement le chemin de notre âme. « On n’est pas là pour rigoler » ! Toujours dans ce même livre, Thomas d’Asembourg fait référence à une autre injonction : « La vie n’est pas une fête ni un jeu ». Quel dommage ! La vie devrait être une fête. Je crois que nous devrions la considérer ainsi. Nous vivons des expériences quotidiennes, certaines futiles, d’autres profondes, certaines agréables, d’autres inconfortables, certaines remplies de bonheur, d’autres de souffrance. La vie est ainsi, faite de changement qui nous poussent à évoluer si l’on tend l’oreille.
J’en reviens à ma propre expérience. Pour mémoire, j’étais perdue dans les méandres du « je dois », « il faut », « être comme les autres ». Heureuse, je ne l’étais pas. Était-ce à cause de mon ex mari ? Était-ce à cause de mon travail ? Était-ce à cause de mon lieu de vie ? La réponse à toutes ces questions est bien sûr négative. J’étais la seule responsable de ce que je vivais et surtout de comment je le vivais. Je n’étais pas heureuse parce que je cherchais à être ce que je ne suis pas. Un nouveau cycle s’est présenté, celui des épreuves, celui du tout perdre, celui de la souffrance. Mon âme m’a montré la voie en m’ouvrant les yeux. J’ai vécu les expériences nécessaires à mon évolution. Divorce, vente de l’appartement, fermeture de mon restaurant et cancer. Le couperet a été à la hauteur de ce que je devais entendre.
Donc oui si l’on réfléchit avec le prisme de la société, j’ai tout perdu, mais si l’on se centre dans le cœur, j’ai tellement gagné. Mon évolution est en chantier, je suis en chantier, parce que briser les croyances liées à l’éducation, aux peurs et aux injonctions est un long processus.
Une vilaine compagne
Ma vie d’aujourd’hui me va comme un gant. Pourtant, je suis aux prises de la culpabilité face aux regards des autres, et face à mon propre regard. Je suis entourée de personnes dont le quotidien est une course. Quand ces personnes me demandent comment je vais, sans m’en rendre compte, je cherche à dire que ce n’est pas facile tous les jours. Pourquoi rajouter cette précision ? Je me sens jugée, je culpabilise d’avoir une vie douce, alors j’accentue les difficultés. Dire que chaque jour est une joie, je n’en suis pas là, mais ma vie me plaît. Les difficultés que j’éprouve en ce moment viennent essentiellement du travail que je fais sur moi qui réveille des souffrances et des prises de conscience. Je ne vis pas de difficultés quotidiennes ou matérielles malgré de maigres rentrées financières mais je me sens obligée de me caler aux autres. Le titre du livre prend tout son sens, « Être heureux, ce n’est pas nécessairement confortable ». Ce n’est pas confortable de dire, je n’ai pas d’obligations. Ce n’est pas confortable de dire, je n’ai pas besoin de réveil. Ce n’est pas confortable de dire, je n’ai rien à moi et pourtant j’aime ma vie. Et je m’empêche ! Je m’empêche d’être joueuse, je m’empêche de profiter sans culpabiliser, je m’empêche de dire des bêtises, je m’empêche… je m’empêche d’être heureuse. Je ne parviens pas encore à me détacher de mes croyances, surtout de celle qui dit qu’il faut en baver pour s’en sortir. Je n’en bave pas, donc je ne vais pas m’en sortir. La justification de mes choix prend alors vite le relai, une sorte de légitimité parce que j’en ai déjà bavé, parce que j’ai tout perdu, alors je mérite cette vie. Le serpent se mord la queue. Ah culpabilité, tu es une vilaine compagne !
À son rythme
J’ai tout de même fait un grand pas sur cette prise de conscience, et même si ce n’est pas confortable, je fais le choix de vivre comme je le veux.
L’évolution est longue, elle ne se fait pas du jour au lendemain, elle prend son temps et peut nous emporter dans des phases de désespoir. La patience devient essentielle pour éviter de se perdre. Arrêter de se battre contre mes croyances semblent être la solution, les accepter pour les entendre et les modifier pas à pas, leur donner moins de pouvoir au fil du temps pour reprendre mon propre pouvoir, tel est la clé. Un Everest ! Par moment, cette montagne n’est qu’un chemin qu’on parcourt à son rythme, sans regarder le but. D’autre jour, elle est le sommet inaccessible tant on est pressé d’atteindre la vue des hauteurs. Et l’ego vient se mêler de chaque geste, de chaque choix pour nous détourner de notre âme. La quête est longue mais le parcours nous fait gagner en grandeur.
S’autoriser à être heureux au moment présent quelque soit ce qu’on vit, un défi à atteindre à son rythme.